Intelligence artificielle : quelles pistes pour placer la France dans la compétition mondiale ?

Le député de l’Essonne et mathématicien Cédric Villani a présenté, avec le secrétaire d’Etat au Numérique Mounir Mahjoubi, le bilan à mi-parcours de sa mission sur l’intelligence artificielle. Avec six axes clés de travail, et l’ouverture, la semaine prochaine, d’une plateforme collaborative en ligne. Décryptage.
Quelle stratégie pour la France sur l’intelligence artificielle, qui impactera à terme tous les secteurs de l’économie et va profondément changer notre société ? Face à la pression de la concurrence internationale – les Etats-Unis et la Chine investissent à coups de dizaines de milliards et sont très en avance -, la France et l’Europe doivent agir très vite pour, sinon rivaliser, au moins tirer leur épingle du jeu.
C’est pourquoi Emmanuel Macron a confié à Cédric Villani, mathématicien émérite et député (LREM) de l’Essonne, une mission sur l’IA, dont les conclusions seront dévoilées à la fin du mois du janvier. Aidé par Marc Schoenauer, directeur de recherche à l’Inria et pointure mondiale de l’IA, Cédric Villani a rencontré ces derniers mois 250 experts (chercheurs, entrepreneurs, élus, entreprises…), venus de 13 pays. L’objectif ? “Définir une stratégie pour la France.” Ses conclusions devraient alimenter plusieurs textes législatifs et réglementaires et mobiliser tous les services de l’Etat dès 2018, afin de permettre le développement de l’IA d’un point de vue économique, à l’intérieur d’un cadre éthique et respectueux des données personnelles.
Voici les six axes de travail du rapport, présentés mercredi 29 novembre avec le secrétaire d’Etat au Numérique, Mounir Mahjoubi, lors d’un point de mi-parcours. Juste avant le lancement, la semaine prochaine, d’une plateforme collaborative en ligne pour recueillir les propositions et initiatives citoyennes.
■ Mettre la puissance publique en ordre de bataille
“La compétition internationale est très intense et le chemin pour faire émerger des champions nationaux et européens de l’IA est étroit”, admet Cédric Villani. D’où la nécessité de mettre en place à la fois une politique transversale (soutenir financièrement l’innovation dans l’IA, adapter les cadres juridiques, réglementaires et organisationnels pour lever les freins) et sectorielle (traiter les impacts de l’IA secteur par secteur).
En outre, puisque l’IA s’insère dans tous les secteurs, la mission préconise de “se concentrer sur quelques secteurs clés qui constituent des niches économiques d’excellence pour répondre à des grands défis collectifs” : la santé, le transport, l’environnement et la défense. Pour chacun d’entre eux, l’Etat devra se positionner en “tiers de confiance”, en trouvant les bonnes certifications et labels, et favoriser l’émergence d’écosystèmes forts, tout en permettant aux entreprises d’expérimenter.
■ Une véritable politique de la donnée
Pilier du développement de l’intelligence artificielle, les données qui nourrissent les algorithmes d’intelligence artificielle capables de prendre des décisions qui relevaient jusqu’à présent de l’intelligence humaine, devront faire l’objet d’une “véritable politique de l’Etat”, estime le rapport, pour favoriser “l’ouverture, la mutualisation et le partage de données publiques et privées, tout en protégeant les individus”.
L’objectif : que les startups, entreprises et chercheurs aient accès à des jeux de données structurés, fiables et débarrassés des biais humains que l’intelligence artificielle pourrait reproduire. Ainsi, Cédric Villani propose de repenser la protection des données non pas autour de la collecte, qui est à la fois inévitable et indispensable, mais autour des usages. “Il faut intégrer des règles éthiques dans le développement des produits et services d’IA, secteur par secteur”, juge Cédric Villani. Les défis sont autant techniques (quel format adopter, comment stocker les masses de données en garantissant leur sécurité) que légaux (définir les données qui peuvent être utilisées).
Dans ce contexte, Cédric Villani aborde le Règlement européen sur la protection des données (RGPD), qui entrera en vigueur en mai 2018, comme un gros point d’interrogation.
“L’approche européenne, très protectrice, nous donne l’opportunité de nous démarquer. Mais certaines entreprises pourraient se paralyser à cause de ces nouvelles contraintes, si on ne leur donne pas les moyens d’en tirer profit.”
■ Anticiper et maîtriser les impacts de l’IA sur le travail et l’emploi
Les prédictions en matière d’impact de l’intelligence artificielle sur le travail sont diamétralement opposées : certains estiment que des millions d’emplois seront supprimés par l’automatisation des tâches, conduisant à un chômage de masse. D’autres prédisent la création de centaines de nouveaux métiers et misent plutôt sur un remplacement de l’emploi. D’où la nécessité de transformer les compétences et de repenser l’éducation et la formation.
“C’est probablement le sujet le plus frustrant, car très peu ont les idées claires sur comment faire”, admet Cédric Villani. Le député estime que l’Etat doit d’abord anticiper les impacts sur l’emploi, via par exemple une structure dédiée. Puis axer l’éducation sur l’acquisition de compétences numériques, de compétences cognitives générales (capacités de résolution de problème et de compréhension du langage), de capacités d’adaptation et de créativité, sans oublier les compétences autour de la “dextérité manuelle”.
“Penser que la machine va remplacer l’homme est une vision simpliste. L’IA autonome de toute intervention humaine n’est ni pour demain, ni pour après-demain. Mais la complémentarité homme/machine est source de développement économique”, estime-t-il.
■ Maîtriser l’impact environnemental de l’IA
En 2015, l’association américaine du semi-conducteur prévoyait que les besoins en calcul excéderaient la production énergétique mondiale d’ici à 2040. Autrement dit : l’IA, nourrie aux données produites et hébergées par des centres de données, est un gouffre énergétique, pas du tout écolo.
“La vision de la France doit donc consister à développer simultanément une IA plus verte et une IA au service de la transition écologique”, préconise Cédric Villani. L’Etat pourrait mettre en place des incitations au verdissement des data centers ou encore préparer l’après-silicium. Un lieu de recherche en France dédié à la soutenabilité du numérique et de l’algorithmie est aussi envisagé.
■ Un cadre éthique à définir
“L’éthique, la confiance et la responsabilité sont cruciaux pour le développement de l’IA, car sinon ces technologies ne seront pas acceptées par les citoyens”, affirme Cédric Villani.
La piste de labels sectoriels (les entreprises devraient se soumettre à des règles dans chaque secteur – la santé par exemple – pour être certifiées) sera explorée dans le rapport final. Le gouvernement devrait aussi réfléchir sur “l’explicabilité”des technologies, c’est-à-dire faire en sorte que les citoyens ne vivent pas les décisions des algorithmes d’intelligence artificielle comme des arbitraires mais qu’ils comprennent pourquoi et comment la décision a été prise. “Un effort de pédagogie autour de l’IA est indispensable”, confirme Mounir Mahjoubi.
■ Développer absolument la recherche et éviter la fuite des talents
Le dernier enjeu primordial identifié par la mission Villani concerne la recherche, tant au niveau public que du côté des entreprises. “Nous manquons de mathématiciens et d’ingénieurs spécialisés en mathématiques. Nos talents sont aussi trop souvent aspirés par des entreprises ou laboratoires publics étrangers”, déplore Cédric Villani, qui regrette les”lourdeurs administratives” qui pèsent sur la recherche française.
Les mesures qui seront proposées devront donc “offrir un environnement de travail digne d’eux aux chercheurs en IA pour les faire revenir et attirer les chercheurs étrangers” et “offrir aux entrepreneurs un écosystème plus favorable à la création d’entreprises”, notamment en favorisant les passerelles entre le public et le privé.
Et ensuite ?
Le gouvernement va lancer la semaine prochaine une plateforme en ligne pour recueillir avis et propositions des citoyens. Le rapport Villani sera remis fin janvier au gouvernement, qui proposera des actions législatives ou réglementaires dès la fin du premier trimestre 2018.
Reste la question du financement, car une politique ambitieuse en matière d’IA devra se concrétiser par des investissements conséquents. “Ils seront importants”, promet Mounir Mahjoubi. Reste à savoir s’ils seront suffisants, et surtout, intelligemment alloués.
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